Une nuit chez les blaireaux

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Une femme errant dans une grande ville à la recherche de son amour. Elle est recueillie par un chauffeur de taxi qui la conduit dans les méandres des rues et de sa vie.

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Extrait

Prélude :

J’arrivais toujours chez lui à l’heure exacte, moi qui suis en retard partout. Il passait derrière moi dans l’étroit couloir qui mène à son bureau. Je me demandais à chaque fois, c’est-à-dire une fois par semaine s’il regardait plutôt mes fesses, ma chevelure, ou peut-être mes chaussures, c’était angoissant de marcher devant. Je m’asseyais dans un des deux fauteuils en le rapprochant du bureau pour pouvoir le toucher du doigt (le bureau), et faire des dessins imaginaires le long de la bordure décorative dorée. Son regard proche et lointain dilué dans le reflet de ses lunettes observait beaucoup mes mains qui voltigeaient comme mes pensées. C’était parti pour une heure. Rien ne m’arrêtait plus que ses yeux qu’il laissait tomber sur sa montre comme un couperet, je posais trois billets de cent francs et un de cinquante qu’il fourrait dans sa poche en s’excusant presque. Ça a duré sept ans. Je riais beaucoup chez lui, je pleurais aussi, souvent. Il avait toujours une boîte de kleenex dans son tiroir. Son empathie était sans limites… .

Tout a commencé comme ça.
Mes chaussures ont lâché dans la rue à un carrefour. Ça fait un drôle d’effet. On a l’impression de tomber très bas, ensuite j’ai eu l’air d’une boiteuse. C’est humiliant une démarche avec une lanière déchirée et le pied qui va dans tous les sens. Un pied fou ou un pied bot qui n’est pas beau à voir. D’accord elles sont un peu hautes pour moi mais elles m’allongent. Je suis née grande mais j’ai eu mes règles trop tôt, à un moment j’ai arrêté de grandir, j’en ai gardé les jambes longitudinales, c’est toujours ça.
Enfin le problème n’était pas tant que ma chaussure était inutilisable mais je venais aussi de casser le coude de mon homme, je l’ai bousculé parce qu’on se disputait, il essayait comme toujours de faire sortir de sa bouche des mots de tous les jours qui appartiennent à tout le monde. Je mérite mieux, du coup — c’est la preuve que ça fait mal, des mots mal appropriés c’est comme des coups, c’est bien ce que je pensais je suis une femme battue —, je l’ai poussé un peu, de surprise il s’est laissé atterrir sur le coude gauche. Je pense qu’il avait envie de tomber, moi aussi ce jour là avec la chaussure. Une envie de se laisser choir, d’abandonner la vie puisqu’elle ne voulait pas nous abandonner, de voir un tout petit peu comment ça fait quand ça s’arrête. A force de ne plus faire l’amour, on ne connaissait plus le petit arrière goût de la mort et la joie d’être encore en vie, mais bon c’est affaire de goûts, beaucoup peuvent s’en passer.
Le problème n’était pas tant qu’il soit tombé sur le coude gauche, mais qu’il avait eu le coude droit sérieusement endommagé par une rupture de l’artère humérale il y a quelques années. Je ne le connaissais pas encore, ce n’était pas de ma faute. D’ailleurs rien n’était de ma faute. Mais il disait — quand il parlait encore —, c’est cinquante-cinquante parce qu’on est deux. Il avait toujours aimé les sciences exactes, elles calmaient ses doutes profonds.
Pour en revenir à la chaussure, je m’appelle Stelle (certains ont déjà entendu parler de moi) et je venais de tomber de mon piédestal dans la touffeur d’une fin de juillet qui faisait fondre l’asphalte. Un mirage d’acier sur la rue tremblante. Non seulement ma chaussure était cassée mais pleine de goudron. Je me suis sentie perdue au milieu de ce carrefour, abandonnée et remplacée. On rêve toujours de tomber — pour mieux se relever —. Mais j’avais rêvé chute plus romantique, comme un évanouissement avec sels qu’une main virile vous a fait respirer pendant votre absence au monde. Vous ouvrez l’œil sur une montre de plongée avec chronomètre ou sur une main gantée en peau de chamois, ou encore sur une montre en acier dépoli extra-plate bracelet de cuir noir monacal, à vous de choisir. Non. J’étais tombée de ma chaussure et ensuite de ma hauteur et je me demandais comment regagner dignement l’endroit où se trouvaient rangées mes autres paires de chaussures toutes plus hautes les unes que les autres, forcément. On m’avait placée en haut de la pièce montée le jour du mariage (vous connaissez la coutume) et je n’étais jamais redescendue. Je regardais le monde du haut d’une vaste montagne de choux à la crème caramélisée, un grand ouvrage de pâtisserie aux formes architecturales très décoratives du haut duquel j’avais le vertige. Quelquefois je glissais et cassais une chaussure ou une cheville, mais bien vite je me rétablissais, on se sent bête dans un piètre déséquilibre.
Stelle comme une étoile, mais j’en avais marre d’éclairer sa nuit et de vivre avec un ver de terre — vous savez celui qui est amoureux d’une étoile, est-ce qu’on peut appeler ça de l’amour? Stelle comme une stèle, comme un monument qui porte une inscription, une stèle commémorative, une stèle funéraire. J’ai horreur que l’on me commémore, je cache mes anniversaires. Et je ne suis pas une héroïne de la mort, un monument de courage que l’on inaugure sur la place de la mairie, entre brioches et limonade. Une déesse à la chevelure de pierre que l’on découvre sous le drap blanc, encadrée de ses chaînes de protection sur le parking en gravillons. En souvenir. C’est écrit dessus. Le destin. Je porte déjà suffisamment d’inscriptions. A chaque petit trait de la peau son histoire, sa mémoire. Dès que la page se tourne une autre s’écrit, je ne veux plus qu’on m’inscrive. Ni en sixième A, ni en colonie de vacances, ni à la ligue communiste internationale, ni sur le grand livre de la dette publique, ni à la mairie sous le nom d’un autre. Voulez-vous prendre pour époux. Voulez-vous vous inscrire sous un autre nom, un faux nom en quelque sorte, mais dans ce cas c’est avec l’assentiment de la loi.
Traverser le monde sur des cothurnes n’était pas la solution. A force d’attendre perchée sur mon promontoire, j’étais devenue tragique.

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