Haine

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Un homme raconte sans complexe son ambivalence haine/amour pour sa femme.

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Extrait

— Je t’aime.
Je la regardais d’un air malheureux de bâtard qui rentre de la décharge. Je n’avais jamais pu me faire à ces deux mots (que je pouvais malgré tout traduire dans vingt langues, mes tendances polyglottes s’arrêtant là). Il m’aurait été difficile, voire hypocrite, de chercher même un synonyme. Allez chercher un équivalent à Je t’aime. Je t’adore, trop hyperbolique pour être crédible, ne convenais pas à la situation.
La solution serait de dire Moi aussi, mais je reste bloqué sur Moi. Ça se comprend. Elle continuait à onduler au-dessus de moi (décidemment je suis incontournable) comme une sirène, tandis que je ne trouvais aucune répartie adéquate, vu que je n’arrivais pas à la quitter, mon seul but depuis que j’avais failli lui gober un œil tout cru pour aspirer son amour pour moi, la première fois que l’on s’était assis côte à côte dans le car en revenant d’une excursion.
Elle attendait peut-être une demande en mariage. Allez savoir ce qu’une femme attend. Une chose est sûre, elles attendent. Mais quoi ? Du coup je ne formulais plus rien, même pas un son qui aurait pu faire semblant d’être articulé. Déçue, se sentant trahie, elle était capable de libérer son ambition et de vouloir devenir présidente de la république. Oui, c’est couru, la plus grande ambition (chez une femme) ne peut naître que sur une peine de cœur. Elle avait commencé à écrire un roman à ce sujet : « Moi aussi je m’appelle Ségolène ». Je me voyais mal en premier Monsieur de France et la quitter lors de son investiture aurait été très mal vu. Avoir une raison de plus de différer la séparation était au-dessus de mes forces.
— Puisque je ne parviens pas à la quitter, le plus simple est qu’elle disparaisse d’une manière où d’une autre.
Pensai-je au paroxysme de mon excitation érotique. En devenant présidente où lauréate d’un prix littéraire, elle faisait échouer brillamment ce projet. L’intuition féminine ! Tuer une présidente de la république est plus grave que tuer sa femme, d’autant qu’il y aura aggravation en tant que conjoint.
C’est pas facile de penser à tout ça, surtout en faisant l’amour. Elle va finir par percevoir mes contradictions même si je fais tout mon possible pour me taire. C’est ce que je fais de mieux, me taire (sauf quand je crie la nuit mais là je ne suis pas responsable).
— Je ne parlerais jamais.
Elle est prévenue, je lui ai dit. Ça ne lui plaît pas. J’espérais que ça la ferait fuir comme le prédateur devant l’odeur du putois. Mais non. Elle est têtue, elle espère. C’est son verbe préféré avec attendre et aimer. Aimer, ce n’est même pas la peine d’y songer, ça a déjà fait couler trop d’encre pour en parler. Et je n’espère ni n’attends plus rien. Si la retraite. Encore que je ne sais pas si on va me la donner vu que je n’ai jamais travaillé. Je rêvais d’être son chauffeur. C’est mon idéal. Ou une espèce de garde de son corps. Je pourrais aussi bien l’enfermer dans une vitrine et la garder là, au milieu des poupées bretonnes. Bref, je divague. Et ce que je dis est vague. Surtout que je suis incapable de l’extérioriser. Encore moins en faisant l’amour. Autrefois je l’avais placée sur un piédestal, elle en est vite descendue elle ne tient pas en place et se sentait abandonnée. Y a de quoi. Mais je n’avais rien d’autre à lui proposer. A part faire des courses au supermarché et ensuite manger à la cafétéria ou aller voir mes parents, mais ça c’est une autre histoire, encore plus vague. Quand je m’aborde au problème un voile me descend sur la conscience.
— C’est pas de la poésie, je vous jure.
Et en plus ça me fait débander. Elle va crier en expulsant tout son corps de douleur. Un drame. Elle dramatise tout, c’est fatigant à la longue. Quand elle est malheureuse, elle accouche de son corps et de tous les enfants que je ne lui ai pas faits. Une famille. Elle ne se rend pas compte, la famille est quelque chose d’effrayant, un peu comme la démocratie. C’est bourré de défauts, bien que jusqu’à présent on n’ait rien trouvé de mieux.
Je voudrais bien vous raconter ça normalement, comme La princesse de Clèves ou Le rouge et le noir. Avec des paysages et des sentiments normaux. Une histoire d’amour normale avec des gens normaux. Je pense que je me ferais mieux comprendre de ces gens là, les seuls qui achètent des livres. J’aurais un plus large lectorat comme dit mon éditeur. Oui, je suis quelquefois écrivain mais je n’ai pas autant de succès qu’elle, du coup ça pose un problème dans le couple.
Mais là je ne suis pas en train d’écrire, c’est juste un rêve diurne : tandis qu’on fait l’amour je me demande comment faire pour qu’elle disparaisse. Il ne me reste plus que cette solution puisque j’essaie en vain de la quitter depuis trente six ans : faire en sorte qu’elle disparaisse d’elle-même.

— J’ai essayé de l’aimer.
Ça n’a pas marché. Pendant que j’essayais elle faisait des livres sur mon dos ou bien elle pensait à devenir présidente de la république. Et moi qu’est-ce que je deviendrai ? C’est ça le problème justement : mon devenir. Mes géniteurs ont uni leurs gamètes à la va-vite après la vaisselle du midi avant de repartir au travail, pensant sans doute prendre une revanche sur leurs conditions de travailleurs, leur couple désastreux, leur enfance malheureuse et les catastrophes écologiques. Mon avenir ne les a pas effleurés, ils m’ont d’ailleurs toujours considéré comme une excroissance disgracieuse, sorte de poche remplaçant leurs sphincters ou leur vessie déficiente, poche honteuse que l’on cache aux invités et qui leur a donné le droit de me considérer comme une merde. Ça ne les empêchait pas d’aller à la messe le dimanche. Alors forcément j’ai un déficit d’avenir gros comme une vie de centenaire. Il m’est impossible d’envisager la moindre action qui évidemment serait une prise d’hypothèque sur un avenir que je n’ai pas. Remarquez on s’habitue, mais ce n’est pas si simple de ne rien faire opiniâtrement. Surtout qu’elle n’aime pas me voir tourner sans raisons autour de la table du salon même avec un journal sportif à la main. C’est toujours le moment qu’elle choisit pour que l’on parle.
— J’ai pas le temps.
Je me lève tôt demain. Je prends toujours le temps à témoin par goût de la philosophie. C’est alors que j’assiste à une métamorphose instantanée. Cette femme que tout le monde trouve jolie, même moi, se transforme immédiatement sous l’effet de ce que je pense être la colère et la douleur mêlées, en une mégère digne de Shakespeare. En même tant que les mots, il lui vient toutes sortes de liquides qui s’écoulent par où ils peuvent, qui m’éclaboussent, tentant de me recouvrir de leur lave, tel le fœtus gluant à peine expulsé.
— Au secours ! Je panique.
Mettez-vous à ma place. Bien que je lui reproche de ne pas m’accepter en elle (cette phrase restant énigmatique même pour moi), la vie amniotique m’effraie, j’ai peur sous l’eau.
Tandis que je reste coi, je la regarde découper mon espace en gestes et sons disgracieux et en mille morceaux, imaginant tout à coup mes bouts de corps dans un sac poubelle que l’éboueur jette dans la benne. Elle doit vraiment souffrir pour être dans cet état lamentable.
— Je sais que je te fais souffrir.
Ça fait trente ans que je lui dis ça. Elle en a marre, je la comprends. Pauvre fille. Elle est belle, mais la plupart du temps elle a les yeux gonflés et une extinction de voix après toutes ces séances d’exorcisme.

 

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