Joyeuse année toute l’année

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Sans lui

Présentation

« On aimerait parler de Nicole Sigal peintre. De ses toiles et de ses dessins dont les lignes brouillent et tracent le mystère qu’ils affrontent. Nicole Sigal est un grand peintre, mais ce n’est pas notre sujet.
On aimerait parler de Nicole Sigal actrice. De sa façon d’être sur scène rayonnante, singulière, drôle et profonde. Nicole Sigal est une grande actrice, mais ce n’est pas notre sujet.
On aimerait parler de Nicole Sigal, romancière. De son art de démonter les certitudes et de rendre évident, d’une histoire ébouriffée à une autre, que tant de vérités partagées sont des faux-semblants. Nicole Sigal est une grande romancière mais ce n’est pas notre sujet.
Nicole Sigal auteur de théâtre, tel est le sujet cadré et exclusif, à aborder à l’occasion des deux pièces qui viennent de sortir de son encrier, Joyeuse année toute l’année et Sans lui. »

« Joyeuse année toute l’année est une pièce qui prend tous les risques : on y parle de théâtre, de déchéance et de mort, à travers la confession d’une comédienne « tombée en désuétude ». Le spectateur ne sait plus ce qui va mal : le théâtre ou la société ? Il y a fort à parier que les deux sont liés. Cette actrice clochardisée, c’est l’art dramatique qui a perdu son masque et c’est, en même temps, notre fichue société qui multiplie les pauvres à l’ombre des paillettes en fleurs.
Au théâtre, on dialogue ou on monologue, selon les moments ou selon les textes. Les pièces de Nicole Sigal sont en même temps du dialogue et du monologue. Le public est emporté par les deux langages en même temps. C’est aussi par cette forme ambivalente que notre auteur est nouveau et moderne. Mais, alors que beaucoup de novateurs se drapent dans le sérieux de l’inédit revendiqué, l’auteur de Joyeuse année toute l’année et de Sans lui se marre en son for intérieur. For intérieur qui débouche sous la forme de l’hilarité sur le forum extérieur de la scène. Tout le théâtre de Nicole Sigal est un feu de joie. »
Gilles Costas (extrait de la préface)

Genre : Conte sociétal
Répertoire : adulte
Distribution : 1F-1H
Durée : 1h
Thème : déchéance

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Extrait

Dites-moi que je suis belle. C’est pour ça que je vous ai fait monter sur la scène
Tous les soirs je fais la même demande à un homme pour rompre mon sortilège
Ils me répondent tous T’es moche et tu pues
Je le sais C’est bien pourquoi je pose la question
La belle et la bête ça ne marche que dans un sens
Le beau et la bête c’est psychanalytiquement impensable pour la majorité pensante
Ce sont les femmes qui sont sensées faire des miracles avec leur amour pour magnifier et soigner les hommes Nous on peut rester dans la mouise
Je te préviens Milord je vais te faire subir l’interrogatoire tous les soirs
Tu finiras bien par craquer
Il veut redescendre dans la salle

Non ta vie de spectateur est terminée maintenant tu fais partie de la pièce faut venir tous les soirs même quand tu as la grippe à cochons
Je te donnerai du texte si tu me dis que je suis belle sinon ça sera figuration intelligente C’est encore plus difficile pour toi
On pourrait avoir une histoire d’amour
Il se sauve elle le rattrape

Ça fait peur l’amour ou c’est l’odeur
Réinsertion sociale par l’amour Erosthérapeute
Un boulot comme un autre
Un Inclus tombe amoureux d’une Exclus ils vécurent heureux et eurent beaucoup de problèmes
Une actrice tombée en désuétude viole un spectateur
Il pousse des petits cris d’effroi.

Il suffit que tu me dises que je suis belle et je le deviens sur le champ ou plutôt sur la scène
Il fait non de la tête

Tu risques quoi
Au pire ça ne peut pas être pire
Et au mieux je deviens une princesse qui sent la lavande
Quoi tu es jaloux
Tu as peur que je devienne plus belle et plus riche que toi
Ou tu n’aimes pas la lavande
Si tu me fais sortir du sortilège
Je te rembourse ta place de théâtre et à vous tous aussi
Et je vous emmène dans mon château
Le château de mon père où un méchant mari jaloux m’a jeté ce maléfice
Il fait non de la tête

Tu ne me crois pas Arrête de pleurnicher et reste pas debout sinon on va se fâcher
Elle l’assoit dans une valise pleine de vêtements et l’y enferme presque.

Tu n’arrives pas à imaginer que j’avais le minois de Blanche-Neige ou d’Adjani si tu préfères La peau douce et les lèvres purpurines
Si je peux oser cette rime riche Maintenant je sens l’urine
Ne fais pas semblant d’être enrhumé Retire ce mouchoir de sous ton nez
Et explique-moi comment je peux sentir la rose alors que j’ai fait la queue à six heures du matin avec mon convoi de valises devant les bains douches de la place Edith Piaf où même les piafs se tirent quand on arrive L’air se raréfie
On nous rationne aussi l’oxygène Des fois qu’on se drogue avec
Au bout de trois heures de queue sous une bruine poisseuse Les pieds couverts de sanies suintant sur le bitume gluant J’ai été refoulée pour bagages non réglementaires par un préposé qui m’a lancé son excuse comme sa giclée d’urine du matin
Ces mêmes bagages que j’ai passé la nuit à surveiller devant le soupirail de la chaufferie de la Sorbonne où j’ai pas dormi détrempée par le climat tropical de ce hammam de pressing
Les articulations gonflées à l’hélium je me suis envolée vers mon atoll privé où le ciel descend jusque sous la mer pour la couvrir de son tapis céruléen A 3 heures une poubelle m’a roulé dessus Descente en chute libre sur mes escarres ulcéreuses
Y a de quoi être chiffonnée
On me veut nulle part à cause de mon déménagement
Plutôt crever et puer que de m’en débarrasser C’est la seule chose que j’ai pu sauver du naufrage conjugal
Quarante ans de parallélisme marital avec niveau de vie dîners amis (pas ceux de face book) des vrais
Je ne vais pas lâcher ce patrimoine pour aller pisser
Je te les laisserais bien pour aller prendre une douche mais vous allez en profiter pour vous tirer Vous vous attendiez à un auteur mort qui parle depuis son outre-tombe en ivoire et bien non vous avez un auteur vivant qui écrit depuis les cabinets assis sur son fondement

Je fais où je peux
Comment veux-tu que je fasse rentrer cette caravane dans les sanisettes publiques
Ou que je rentre discrètement dans un café avec mon cortège
Il fait des bruits incongrus à l’intérieur de la valise

Tu m’écoutes au lieu de t’enivrer dans mes dentelles
N’oublie pas que tu es à l’essai pour la figuration intelligente

Pour apprivoiser la propreté je me change je fais un roulement mais ça revient vite
C’est toute une logistique pour mes déplacements
J’ai des relais et un garde du corps parfois Quand il est en phase délirante
C’est un ancien banquier tombé de son parachute Depuis il est bipolaire Il est PMD C’en est rempli dehors Des psychoses maniacodépressives Quand il est frénétique il fait garde du corps Après il rentre chez lui dans son hôtel particulier Ses enfants viennent le chercher C’est la phase descendante il atterrit et il flippe
Les riches qui ont des frayeurs à cause de leur parachute et des cumuls viennent s’encanailler chez nous Mais la famille n’est pas d’accord
Il est serviable mais prétend qu’on ne se connaît pas assez pour me dire que je suis belle
L’autre jour il a failli juste comme sa femme arrivait avec le SAMU Depuis j’ai plus personne pour garder mes valises
J’ai essayé de les perdre comme un chien ou une grand-mère sur un parking d’autoroute Mais c’est plus fort que moi je les ai retrouvées Faut dire qu’elles attisent de moins en moins

Milord sort un bras de la valise où il est toujours enfermé, et tend un carton où il a écrit « Tu es belle », comme pour se rendre.

Ça ne compte pas par écrit Un sortilège c’est oral
Je m’excuse je ne t’ai pas encore écrit de texte
Et on est à la page 10
J’ai pas d’inspiration pour toi je n’en ai que pour moi
Dis-moi que je suis belle même tout bas et je t’écris un morceau de bravoure

Milord : Je préfèrerais ne pas

On se croirait dans une nouvelle de Melville
Tu t’es trompé de salle Bartleby c’est dans la petite salle
Il se sauve dans la salle elle le rattrape avec des assauts d’amour.
Reviens

 

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