Vies parallèles

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Présentation

La relation de la narratrice à son père instituteur, dans le décor d’une école de campagne. Le pensionnat, le passage ingrat à l’âge adulte, les premières expériences du désir et de l’affirmation de soi, quand la jeune fille s’écarte peu à peu de ce que ses parents voulaient qu’elle soit, pour aller à la découverte d’elle-même.
Le temps du récit est découpé en séquences courtes qui scandent une seule journée, un dimanche en famille au bord de l’eau.
La narratrice porte sur le passé un regard teinté d’ironie et de tendresse mélancolique. A cette nostalgie fait pendant un parti pris sans concession décortiquant relations et sentiments. Dans leur complexité. Dans leur ambivalence. C’est dans ce mélange du trait aigu et de la touche effacée que s’insinue la séduction de ce texte, entre le sentiment de la dureté de la vie et celui de son goût irremplaçable.
A travers de beaux portraits de son père, elle nous dit d’abord l’irréversible du temps, la perte d’une unité brisée, dont la dispersion est symboliquement incarnée par le partage de la vaisselle de la mère.
Sur cette journée de retrouvailles familiales plane ce quelque chose d’unique et de commun à tous qui nous la rend familière.
Un roman qui voudrait prolonger l’enfance à l’infini, fabriqué comme l’huître sa perle, à cause du grain de sable qui l’irrite indéfiniment.

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Extrait

Il a téléphoné le matin à sept heures bon, elle est morte, j’ai dit on arrive et déjà j’étais anesthésiée et engourdie comme en cet après-midi de printemps sur mon siège pliant. On est tous arrivé recueillis et vulnérables. Arrêtés. Comme des statues de lave au bord du cratère de vide laissé par Man. Ensemble et muets. Pa a dit faut faire face pour se donner du courage et voir s’il arrivait encore à parler parce qu’il a eu peur de pousser un cri. Il n’avait plus de mots à la hauteur de son chagrin. Sinon on a pas pleuré ou très peu, Pa en avait décidé ainsi par héroïsme ou par respect et parce que ça ne change rien. Finalement c’est indécent de pleurer devant un mort, c’est lui qui devrait pleurer. Ou bien après, longtemps après quand il peut revenir dans les rêves et ça fait du bien. Et puis la route était longue pour aller au Jardin des Souvenirs, on ne pouvait pas se permettre de pleurer. Une route droite sans ombres sous un ciel comme celui-ci, soufflant le chaud et froid.
(…)
On est allé manger pendant que le cercueil brûlait. Ça prend du temps, ils nous avaient prévenus: une heure, une heure et quart. On ne savait pas quoi faire. Il était midi alors on s’est installé dans un café restaurant, la Cinquième Saison, il faut avoir de l’humour quand on est juste en face sinon on fait faillite. Menu demi-deuil: steak frites salade et vin compris. Je ne me souviens plus qui a payé. Mon père sans doute, cela faisait partie des frais. J’ai eu le feu aux joues tout à coup, les autres aussi. Je tremblais moins, je n’avais pas voulu mettre de collants, il faisait justement un beau soleil de cinquième saison, pas réchauffant mais éclairant.
On aurait cru qu’on partait en vacances sauf qu’un fourgon gris anthracite nous précédait avec mon père dedans. Et ma mère bien sûr. Il était tout seul avec les croque-morts. Ils lui ont raconté des blagues, de toute façon mon père avait dit place aux vivants et il avait ajouté votre mère aurait été d’accord. Ils s’entendaient bien philosophiquement. Nous, on suivait juste derrière, deux cents kilomètres à éviter de regarder le fourgon gris anthracite de l’autre côté du pare-brise et à me demander qu’elle sorte de conversation mon père pouvait bien voir avec les employés des pompes funèbres. J’aurais préféré être avec lui devant même à côté d’un croque-mort, j’aurais au moins eu une vue, assez quelconque malgré tout.
Avant de partir on était allé chercher le corps à la morgue. C’est une drôle de cérémonie. On attendait dans une petite pièce style mille club, debout les uns derrière les autres, les mains sur le ventre comme si on était devant quelque chose mais il n’y avait rien. Tout se passait à côté. On les voyait passer avec les accessoires, il y en a même un qui a trébuché, celui qui portait le drap, pourtant il le portait très précautionneusement comme une offrande sur ses deux avant-bras, le sol avait été briqué, il a glissé il y a eu des rires nerveux.

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