La dernière nuit de Schéhérazade – nouvelle

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In « Femmes et création », éditions de L’Amandier 2012

 

Présentation :

La dernière nuit d’une femme tuée par son mari, nouvelle écrite pour le colloque « Femmes et création », à l’Université de Nouméa.

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Extrait

Vous ne me croyez pas sous prétexte qu’elle respire encore et qu’elle a pris des photos de son assassinat avec un téléphone portable, vous avez l’intime conviction que je ne l’ai pas tuée. Vous me prenez pour un déréglé, un éjaculateur précoce, un illuminé sexuel. Pourtant c’est arrivé, ça arrive tous les deux jours qu’une femme meurt de ça et c’est tombé sur moi. Un homme cependant charmant avec ses amantes et ses collègues. C’était fin septembre, des robes à fleurs et un été indien dans toutes les rues. Elle était resplendissante. Ses jambes fuselées lui montaient jusqu’à deux fesses se pommelant sous l’étoffe légère. J’avais envie de la mettre en haut de la Tour Eiffel ou d’une pièce montée, dans la vitrine aux poupées bretonnes, de l’épingler à tous les murs de la ville pour que vous puissiez l’admirer. Ses yeux étaient plus verts que jamais, comme une huître bordée de noir. Et les perles qu’elle pleurait vous auraient bouleversés. Je ne l’avais jamais haïe comme ça. Je voulais la montrer à tout le monde, ça tombait bien on était convié à une grande fête. Beaucoup pensaient qu’on était encore ensemble puisqu’on avait la même adresse, aussi nous invitait-on ensemble, comme un tout, on ne voulait pas les décevoir. Quinze jours avant je commençais déjà à être très nerveux. Cette fête était sur mon lieu de travail et je n’aimais pas la voir fouler le sol de mon territoire. Une chasse gardée où j’étais le seul à pouvoir tirer sur des alouettes étourdies. En plus d’être ma femme, elle était invitée personnellement. Je ne pouvais donc pas lui interdire de venir, elle était capable de prévenir le commissariat pour séquestration et abus de pouvoir patriarcal. Je sentais venir un enjeu important dans la préparation de cette fête, comme si nous commémorions un deuil impossible. Ma nervosité allait croissant. J’allais revoir des têtes, surtout féminines, perdues de vue depuis des années. Une espèce de chapelle ardente où toutes mes amours mortes-nées seraient alignées comme des plans de laitue. J’angoissais. Sans savoir pourquoi, ce qui est le propre de l’angoisse. Elle était contente de venir et ne paraissait pas s’inquiéter. Elle est toujours prête à s’amuser et à boire du vin. Une innocente je vous l’ai déjà dit. J’avais beau me creuser je ne voyais pas comment l’empêcher de venir. D’autant que ça ne la dérange pas de sortir même les yeux rongés par le sel, elle sait qu’ils en deviennent plus verts. J’ai essayé de dire qu’il n’y aurait personne, que ça serait foireux. Elle a dit tant mieux il y aura plus de Champagne, elle est têtue. J’en étais à me dire que je n’allais pas m’y rendre pour ne pas risquer de me trouver en face d’elle. Ce qui était encore moins envisageable car on donnait cette fête en mon honneur. En l’honneur de ma longévité dans la profession, de mon départ si vous voulez. Je le vivais mal. Ils avaient décidé que je ne venais plus assez souvent pour être payé, après m’avoir mis au placard d’où je me suis sauvé pour me consacrer aux occupations que vous me connaissez. Je devenais de plus en plus irritable, ça m’horripilait de la voir vivante, son inconscience quant aux dangers qu’elle encourait, me rendait dingue. Elle continuait à pérorer sur tout sans se rendre compte qu’elle allait peut-être prononcer le mot de trop. Le mot qui tue. Qu’elle ne vienne pas se plaindre maintenant. Je prends la peine de prévenir tout le monde et personne ne me croit. On peut s’apprêter à tuer dans l’indifférence générale, même celle de la victime. Elle allait à cette fête comme un veau à l’abattoir, sans comprendre ce qui l’attend. Encore que les animaux sentent venir le geste funeste. Bref ça devenait de moins en moins une fête, je ne voyais pas pourquoi elle se préparait avec autant de soins, choisissant la robe dont tout le monde se souviendrait sauf elle.

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